dimanche 29 avril 2012

    
PEIGNE  DU VENT : 
 Invitation au Voyage


Un texte d'Arnaud Duny-Pétré,  rédigé pour la revue Enbata n°2006 du 6 décembre 2007


 L'oeuvre emblématique du sculpteur Basque Eduardo Chillida dans sa ville Donostia, invite à nous rendre au pied du mont Igeldo. 


"Un chant de force pour les hommes, comme un frémissement du large dans un arbre de fer"... Le Peigne du vent, ensemble de trois sculptures métalliques dont on fête aujourd'hui le trentième anniversaire de l'installation dans la capitale du Gipuzkoa, est devenu une oeuvre emblématique du Pays Basque. Il s'agit d'abord d'un lieu, à l'embouchure de la baie, dans les plis tectoniques de la Concha, un lieu de rencontre entre les hommes et façonné par les éléments. Entre les rochers et la mer, entre le ciel et la terre, entre le vent et l'eau, entre la nature sauvage et la culture de la ville, entre le commencement et la fin. Eduardo Chillida "offre cette sculpture à son peuple" dans cet entre-deux, cet intervalle, cet intermédiaire. Elle est situé à l'extrémité d'une ville, seule réponse connue au foisonnement incontrôlable de l'univers, cité d'une complexité organisée, point d'intersection des forces et des formes,
force dégagée de toutes celles qui lui ont donné naissance et forme.


                                 Chaos des origines


Avec son ami l'architecte Luis Pena Ganchegi, Eduardo Chillida modèle une jetée par un jeu de gradins et de terrasses en granit rose moucheté qui mettent en valeur mouvements et articulations, ruptures et replis de la stratification côtière. Ces marches, ces lignes et ces plans sont ceux de Saint-John Perse, là ou le poète affirma: "Les tragédiennes descendaient des terrasses les bras chargés de roseaux noirs". Elles nous préparent à ce qui va suivre.


En un geste prométhéen, dans un immense chaos des origines, parmi les masses rocheuses balayées par les assauts de l'océan, Eduardo Chillida scelle trois sculptures métalliques d'une dizaine de tonnes chacune. Il les a forgés à Legazpi. Sous la dernière terrasse, il creuse une grotte ou s'engouffrent les vagues. Sept bouches s'ouvrent sous les pas du marcheur. L'air saturé d'eau et de sel jaillit à marée haute et parfois un arc-en-ciel traverse le ciel. Le  pilonnement sourd de la houle fait trembler le sol. Nous entendons le souffle et la pulsation cardiaque d'Eole et de Neptune qui battent à nos pieds.
Dans cet opéra total, se déploie alors le lyrisme du chant premier d'Amers:"Et vous, Mers, qui lisiez dans de plus vastes songes, nous laisserez-vous un soir aux rostres de la ville, parmi la pierre publique et les pampres de bronze ? (...) La mer immense et verte comme une aube à l'orient des hommes, la mer en fête sur ces marches comme une ode de pierre..." Les rostres scellés par Eduardo Chillida, la puissance et l'ampleur du site convoquent ici
les plus grands nom de la pensée, de la poésie. Ils invitent à les lire en ces lieux qui changent du tout au tout, au gré du climat. Par gros temps, ce sera la violence des chants de Maldoror de Lautréamont ou celle de la tempête dans King Lear, quand les vagues se fracassent sur la roche. Au contraire, lors d'une aube à marée basse qui sera celle du matin du monde face à l'inconnu de l'horizon, la pensée des présocratiques grecs, d'Héraclite à Parménide sera présente. Quand la bruine du xirimiri ouate ces lieux, la texture raréfiée mais plus dense des pages d'André du Bouchet aura alors droit de cité. C'est à dire la multiplicité et la force des émotions que génère le travail d'Eduardo Chillida.


L'art vit de contraintes

Le peigne du vent traverse la vie d'Eduardo Chillida de 1952 à 1999 sous la forme de 23 sculptures de différentes dimensions, mais aussi de dessins, de gravures, d'ébauches et de plans. Plusieurs films montrent l'artiste au travail, dessinant dans son atelier ou à la fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence, réalisant sa série de terres chamottées. Mais c'est à la forge industrielle Patricio Echeverria à Legazpi qu'Eduardo Chillida se hisse à la hauteur d'un Héphaïstos de notre temps.
Dans les années 50, il a appris le métier de forgeron chez un artisan de Hernani. Pour réaliser des sculptures métalliques monumentales, il dirige et participe à la manoeuvre, avec une équipe d'ouvriers basques, parmi marteaux pilons, chalumeaux et fours d'une usine. Car notre notre sculpteur ne fait pas exécuter ses oeuvres par d'autres, comme de trop nombreux artistes que la charité chrétienne nous interdit de nommer. Acteur majeur dans sa création, voici un homme face à des problèmes techniques considérables. L'art vit de contraintes et meurt de liberté, il est passionnant de voir Chillida se confronter à ce qui est aussi une prouesse technique. Le peigne du vent sera installé sans possibilité de rectification, il doit résister aux tempêtes et à la corrosion; les rochers supporteront le poids des sculptures sans se briser, celles-ci
doivent donner l'impression d'avoir toujours été là; les rapports d'échelle seront respectés, en proportion et en cohérence avec leur environnement.
Lévitation et forge

Grâce à l'effort et à l'élan ascensionnel, grâce à la lévitation donnée par son créateur, le peigne du vent met en évidence la réalité énigmatique de l'espace environnant, la puissance de ce qui échappe à l'entendement. L'apparence statique de la sculpture est remplacée par une démarche ou l'idée de tension et de combat prévaut. La ligne courbe sillonne avec plus ou moins de concavité, de rigidité ou de flexibilité, l'intégrité de la masse métallique. Et ce n'est point la solide torpeur du rocher qui affronte ici la puissance du vide. C'est la tension de l'arc, le nerf même de l'archer qui se distend à tous les degrés d'un effort gigantesque. "Je ne suis qu'un archer qui tire dans le noir" pourrait dire Eduardo Chillida après Gutave Malher. Ici pas de socle. Les fers de Chillida viennent s'inscrire dans le sol. Ils se donnent comme des nervures ou des herses capables de vibrer sous les masses contraignantes de l'air. L'appui qu'ils sollicitent, la gracilité apparente de leurs membrures, ne sauraient toutefois masquer la force qui les habite. Sculpture rostrale, le peigne du vent auquel demeure attaché quelque chose du vouloir furieux de Cyclopes, serait bien, dans son arc-boutement superbe contre les énergies de la mer, la manifestation la plus grave, la plus joyeuse aussi, du défi porté par Chillida au règne de l'espace. Et le fer qui a hurlé sous la flamme jusqu'à figurer ces hampes dressées dans le ciel, voit les vagues et le vent s'y labourer en longs sillages... Chillida ne bâtit pas un art de piedestal, mais une oeuvre de promontoire. Il lance vers le large l'étrave altière de la volonté.


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